Éditions Le Temps qu’il fait, 2018

Quinze à vingt cavaliers surgissent du bois. Une troupe d’archers les appuie. Il faudrait être ingénu pour ne pas voir que ces coupe-jarrets au visage masqué cherchent aventure : ils cernent Montaigne pour l’empêcher de battre en retraite. Le voilà comme une sourix prinse à la trapelle. À quoi pense-t-il ? Regrette-t-il le voyage entrepris ? Lui qui savait le pays chatouilleux malgré la trêve récente, blâme-t-il sa témérité ? N’opposant aucune résistance, il se rend à ses assaillants. On le traîne dans les halliers d’une épaisse et sombre forêt retirée. On le prive de ses chevaux, on le sépare de ses gens, on fouille ses coffres. Une longue tractation commence alors. Quelle rançon acquittera-t-il ? Lui contestera-t-on le droit à la vie ? Les pourparlers durent. Avant de connaître le sort qui l’attend plus de deux heures s’écoulent à l’issue desquelles on l’assied sur une rosse fatiguée, trop lourde pour espérer fuir sur son dos, et on le flanque d’une vingtaine d’arquebusiers qui font escorte. En un instant, Montaigne perd tout : montures, équipage, argent, et la liberté. Tandis que le captif suivait sans illusion ses nouveaux maîtres, le chef de la bande revient auprès de Montaigne. Pour une raison inconnue et tout à fait obscure, il lui découvre son identité, ordonne qu’on lui rende ses vêtements éparpillés ainsi que sa boyte et ses coffres. Pourquoi, comme on le lit parfois, cette « boîte » lui aurait-elle été rendue, si elle ne recelait que du numéraire ? Je préfère croire, puisqu’il est certain qu’au cours de ce voyage Montaigne portait chez l’imprimeur à Paris les corrections de ses deux premiers « Essais » et le manuscrit du troisième, certain aussi qu’il faisait voyager ses livres dans des « coffres » au milieu de ses hardes, que les feuillets de son ouvrage étaient couchés là, quelque part, et que par une grâce que la littérature seule est capable de susciter, son livre lui ait sauvé la vie.
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